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Magaly : Bonjour Loïc.
Loïc Bonduelle : Bonjour Magaly.
Magaly : Alors Loïc, aujourd’hui je vous reçois, vous avez un parcours de DRH de longues années, donc beaucoup d’expérience, et un parcours sur un secteur que moi je connais très peu, puisque je suis plutôt du secteur des services, qui est dans le secteur minier. Et puis une deuxième caractéristique qui est une grande partie de votre parcours en Afrique, là aussi moi un continent que je connais très peu, c’est aussi ce qui m’a attiré dans l’idée de vous inviter dans ce podcast, c’est pour moi des choses que je connais très peu et sur lesquelles j’aimerais bien qu’on échange pour savoir s’il y a des différences quand on est DRH dans un secteur qui est un secteur industriel, quand on est DRH sur un continent qui est différent de l’Europe et quand on rentre en France, est-ce qu’on considère qu’il y a des différences ou non ? Et donc j’aurais une première question pour vous : Qu’est-ce qui caractérise pour vous la fonction de DRH dans les conditions dans lesquelles vous l’avez exercée ? Sur quoi vous avez dû vous appuyer pour votre parcours ?
Loïc Bonduelle : Je pense que parmi les points forts nécessaires, il y a l’adaptation, déjà, surtout dans le secteur minier, de ne pas arriver avec des a priori et surtout observer le fonctionnement et les motivations des uns et des autres.
Magaly : D’accord. Vous avez exercé combien de temps dans le secteur minier ?
Loïc Bonduelle : J’ai exercé six ans dans un environnement sécuritaire très difficile et économique avec peu de visibilité.
Magaly : Et finalement, ce podcast est un podcast qui s’intéresse beaucoup à tout ce qui crée du stress chez les salariés et également à tout ce qui peut les aider à gérer leur stress. Est-ce que votre pratique en Afrique, vous avez constaté que les salariés étaient stressés ? Si oui, de quelle façon ? Comment ça se manifeste ? Est-ce que vous pouvez nous dire un petit peu, en tant que DRH, comment vous avez trouvé les salariés dont vous vous occupiez ?
Loïc Bonduelle : Je pense qu’en Afrique, globalement, il y a une très grande résilience. On peut dire, peut-être une résilience à l’africaine. Moi, j’ai évolué ces dernières années au Congo, la RDC, à l’est du Congo, donc dans une région où il y a des problèmes de sécurité très forts. Et où la question peut-être de l’avenir et de la projection est souvent limitée. Je pense qu’on est beaucoup dans le moment présent et de pouvoir traiter les urgences ou en tout cas le quotidien, que ce soit pour l’entreprise comme pour les salariés, même s’il y a un plan avec une vision, effectivement.
Magaly : Et la protection sociale de l’entreprise dans laquelle vous travaillez pour les salariés, elle était comment comparée à celle qu’on peut proposer en France ?
Loïc Bonduelle : Alors il y avait la sécurité sociale, une assurance sociale comme on peut retrouver en France avec des mutuelles, souvent avec des niveaux de prise en charge qui sont assez faibles, donc c’est vrai qu’il y a une contribution aussi communautaire, qui peut se faire au-delà de ça. Il y a des prises en charge d’hospitalisation, des prises en charge pour des maladies traditionnelles, enfin communes. Maintenant, il peut y avoir effectivement des compléments selon le temps d’hospitalisation ou le temps de traitement.
Magaly : Et qui est financée par l’employeur ?
Loïc Bonduelle : Qui est financée à 100% par l’employeur.
Magaly : D’accord, qui est financée à 100% par l’employeur. Et finalement, si je reviens à votre réponse de tout à l’heure, ce que j’entends, c’est d’être plus dans l’instant présent. Est-ce que ça veut dire que… Alors, si je prends un exemple très extrême, est-ce que ça veut dire que, dans l’exercice de fonction de DRH, vous avez trouvé vos salariés au Congo moins stressés que les Parisiens dans le RER ?
Loïc Bonduelle : Oui, c’est un paradoxe, en fait. Très surprenant, c’est-à-dire qu’il y a un certain flot de la vie. Il y a toujours en fait une notion de vie, de se focaliser peut-être sur le positif, sur ce que l’on a, parce que je pense que si on devait lister l’ensemble des éléments négatifs, la liste serait vraiment longue. Donc je pense que les gens ont vraiment une tendance à se focaliser sur le positif, en tout cas en dominante.
Magaly : Parce qu’en France, en Europe aujourd’hui, on constate, on parle beaucoup de souffrance au travail, on parle beaucoup de l’augmentation de l’absentéisme, de l’augmentation des burn-out, de tout ce qui va être une forme d’épuisement au travail. Vous n’avez pas constaté la même chose en fait dans vos fonctions en Afrique ?
Loïc Bonduelle : Non, l’épuisement au travail, non. Alors, je pense que déjà, je ne sais pas trop comment le dire, mais le sens du travail, en fait, peut-être, ça peut être pris comme une souffrance. Déjà, je pense étymologiquement. Le travail, c’est déjà pris comme plutôt une bénédiction en Afrique. Donc, le travail est rare. Quelqu’un qui a un emploi, déjà, c’est quelque chose de très positif. Alors en plus, un emploi qui correspond à ce qu’il a étudié ou qui correspond à ses aspirations, c’est vraiment un cran au-dessus.
Magaly : Finalement, quand je vous entends et quand vous dites avoir un travail, un travail qui correspond à ses aptitudes, c’est déjà vu comme quelque chose de bon, la question que je me pose, c’est est-ce qu’en France, le fait d’avoir un travail alors même qu’on peut avoir aussi un taux de chômage important mais le fait d’avoir un travail est considéré comme normal et donc pour le coup l’exigence qu’on peut avoir vis-à-vis de son travail ou le fait de pointer ce qui ne va pas dans son travail est plus fort parce qu’on trouve déjà ça plus logique d’avoir un boulot.
Loïc Bonduelle : Oui je pense si je peux faire un parallèle par exemple avec la pyramide de Maslow en prenant la base de la pyramide, en fait, les besoins physiologiques. Je pense qu’en France, par exemple, ou en Europe, les besoins physiologiques, c’est quelque chose dont on n’a même plus forcément conscience, puisque c’est quelque chose qui est déjà acquis. Alors qu’en Afrique, par exemple, c’est, en général, pour la majorité de la population, c’est déjà un élément, en fait, de base qui est important. Donc, le fait d’avoir un travail en France, mis à part le chômage, c’est quelque chose qui est induit quelque part.
Magaly : C’est normal.
Loïc Bonduelle : C’est une chose qui est normale. Et du coup, les attentes vis-à-vis du travail sont différentes. Ça peut jouer peut-être aussi sur de l’implication, toutes choses relatives. Il y a peut-être aussi une forme de reconnaissance sur le fait de pouvoir donner un travail en Afrique et donc du coup peut-être d’être dans une recherche aussi non seulement de projection mais de rétribution, pas dans le sens contractuel mais dans le sens d’échange.
Magaly : Avec une certaine reconnaissance et j’entends en même temps que je vous écoutais, c’est le mot que je formulais dans ma tête et qui n’est pas forcément facile à poser. C’est-à-dire que finalement, ce qu’on est en train de se dire, c’est l’amélioration des droits des individus et des salariés en France, l’augmentation de la richesse sur les 60 dernières années, le passage au plein emploi des 30 glorieuses. Toute cette histoire-là en France a fait que le travail est devenu quelque chose de normal. Quand on se présente, souvent on se présente en disant « je suis, je fais… » on fait référence à son activité professionnelle. Et ça, ça nous permet aussi d’avoir des attentes par rapport à ce travail, d’avoir des exigences par rapport à ce travail. Et ce que j’entends dans votre expérience, c’est qu’il y a des parties du monde où avoir un travail, c’est déjà bien. Et donc, ça crée un niveau d’attente différent et une satisfaction des besoins qui n’est pas au même niveau. Et je trouve que c’est intéressant de l’avoir en tête sans en tirer aucune conclusion ni dans un sens ni dans l’autre. Mais de se rappeler ça finalement, c’est qu’en France, on peut être exigeant vis-à-vis de son travail aussi parce qu’avoir un travail est plutôt une norme qu’une exception ou quelque chose de particulier.
Loïc Bonduelle : De particulier ou ça peut faire référence aussi à une identité, comme vous le disiez, la notion du travail en fait dans le pays du monde n’a pas forcément de lien avec l’identité. Oui, l’identité peut être déjà une identité avec un sentiment d’appartenance communautaire, plutôt qu’effectivement se présenter en disant « je suis DRH ou je suis ingénieur dans tel élément » notion qui arrive assez rapidement quand on se présente, par exemple, en Europe, et qui est moins le cas, je pense, en Afrique. Ça va être plutôt une présentation sur l’individu en lui-même, plutôt que sur sa fonction ou sur ce qu’il représente dans la société.
Magaly : Alors, est-ce que ça voudrait dire que finalement, le travail aussi a en France une place plus centrale et donc plus envahissante également ?
Loïc Bonduelle : Je pense que le panel par rapport au travail est beaucoup plus élargi. On a des besoins, en fait, peut-être de satisfaction par rapport au travail, qui est plus fort que la personne qui a un poste, en fait, en Afrique, à toute proportion gardée.
Magaly : Non, mais ce que je trouve intéressant, Loïc, dans ce que vous dites, c’est qu’en Afrique, la notion de communauté est plus forte. Donc, il y a aussi une appartenance à la communauté. Et on voit bien qu’en France beaucoup de sociologues et de chefs d’entreprise pointent du doigt la montée de l’individualisme. Donc, je suis un individu à part entière. J’ai des besoins qui doivent être satisfaits, parfois même au détriment de la collectivité. Vous avez des DRH ou des employeurs qui disent que ça devient compliqué d’avoir une vision collective et que les gens sont plutôt parfois sur leur intérêt personnel. Et donc, ce qui m’emmène à me demander est-ce que la prééminence d’une vision aussi de communauté en Afrique fait que les priorités ne sont pas les mêmes. C’est-à-dire que ce qui peut nous rendre malheureux, c’est aussi ce qui est très important et très prioritaire pour nous. Et donc, possiblement en France, le travail, alors que possiblement en Afrique, c’est la notion d’une famille, d’une communauté et d’une intégration dans une communauté plus que d’être représentée par le travail qu’on fait. Est-ce qu’on pourrait dire ça ? C’est que finalement pour nous, en France, le travail est un élément très important de qui on est. Et il n’y a plus de notion ou moins de notion de communauté à laquelle on appartient.
Loïc Bonduelle : Oui, je pense que c’est un élément très important en France, ce que l’on est. Et en Afrique, ça va peut-être être un élément très important pour ce que l’on peut apporter à la communauté. Donc, on n’est pas forcément sur une notion d’identité, mais sur une notion de rôle ou de contribution à la communauté.
Magaly : Non, mais c’est hyper intéressant, ce qui veut dire que je me pose la question de comment je contribue. Là où en France, possiblement, la question qu’on se pose, c’est qu’est-ce que m’apporte mon travail ? Et ce qui n’est pas du tout la même question. Dans un cas, c’est comment je contribue à ma communauté, entre autres par mon travail. Et dans l’autre cas, comme vous l’avez dit, et heureusement, c’est un énorme progrès, mes besoins physiologiques sont satisfaits. Et donc, quel bien-être moral et intellectuel m’apporte mon travail, parce que par ailleurs, j’ai déjà les étages de base de la pyramide de Maslow qui sont satisfaits. Et donc cette notion de bien-être que doit porter le travail, elle vient aussi, dans ce que j’entends, du fait que nos autres besoins sont déjà satisfaits en France, alors que c’est moins le cas en Afrique, où on a des pays qui sont encore en voie de développement.
Loïc Bonduelle : Oui, tout à fait, même s’il y a une accélération en même temps de la classe moyenne, et donc du coup qu’on peut peut-être aussi de plus en plus voir des pathologies ou des risques sur la santé mentale, avec des notions d’individualité aussi qui se font de plus en plus fortes, puisque des aspirations aussi de plus en plus fortes. Mais bon, si on reprend aussi la pyramide de Maslow, peut-être que schématiquement ou caricaturalement, on pourrait modifier aussi certains étages, c’est-à-dire que peut-être qu’avant même le besoin physiologique qui doit être satisfait, il y a déjà le besoin d’appartenance. Le besoin d’appartenance, à la communauté. Et je pense que ça, c’est déjà un élément qui est satisfait avant de peut-être trouver satisfaction physiologique. Alors, c’est peut-être un petit peu bizarre de le présenter comme ça, parce qu’effectivement on doit pouvoir manger, avoir un logement, etc. Maintenant, ce sont peut-être aussi des questions, si on n’a pas son propre logement, on a le logement de la communauté ou d’un parent, d’un frère. C’est quelque chose qui est moins rigide. Pareil pour l’alimentation. Je veux dire, il n’y a pas de notion d’indemnité de chômage ou de choses comme ça. Donc, s’il n’y a pas de revenus, c’est la communauté aussi qui pourvoit aux besoins. C’est un peu dans ce sens-là.
Magaly : Je trouve ça très pertinent finalement de se poser la question pour la France de la montée de l’individualisme, que plus personne ne conteste, et des impacts, et c’est ce que moi je retiendrai de ce podcast, c’est la montée de l’individualisme en France et de ses impacts sur nos attentes vis-à-vis du travail. C’est-à-dire que le travail n’est plus quelque chose qui me permet de contribuer à une communauté. Parce que ça, c’est quelque part un acquis. Donc le travail est aussi quelque chose qui doit me permettre d’accéder à un bien-être mental, puisque en France on considère globalement que le bien-être physique est déjà très protégé depuis des années, avec toute la réglementation autour des risques physiques dans l’entreprise. Et donc effectivement, je peux avoir une attente qui est plus par rapport à moi-même, de satisfaction de moi-même et de mes besoins. Et dans ce que vous dites, quand vous parlez de la classe moyenne en Afrique, ce que j’entends, c’est quand on a ses premiers besoins qui sont satisfaits, alors on peut avoir des attentes plus individuelles.
Loïc Bonduelle : On peut avoir des attentes plus individuelles, plus d’aspiration. Et je pense que plus les attentes sont élevées, et plus il y a risque aussi de ne pas avoir satisfaction de ces attentes. Donc, ça, ça peut aussi avoir un impact sur la santé mentale. C’est-à-dire que moins on a d’attentes, moins, finalement, on prend le risque d’être insatisfait. Et je pense que pour revenir aussi sur la question du moment présent, vivre dans le moment présent, je pense, en Afrique, et peut-être être dans le futur, qu’est-ce que je peux avoir de plus ? Qu’est-ce que je peux faire de plus ? D’être dans la projection, donc de générer des attentes supplémentaires, ce sont des risques aussi, finalement, si ces attentes ne sont pas satisfaites.
Magaly : Loïc, merci beaucoup pour ce témoignage. C’était une discussion qui était un peu à la fois sur le fil et en même temps qui nous emmène aussi à réexaminer notre relation au travail. Moi, je conclurai avec cette phrase, et vous me direz si vous êtes d’accord, c’est que finalement, si le travail est moins central dans ma vie, il y a plus de chances qu’il ne me fasse pas souffrir.
Loïc Bonduelle : Oui, je pense que c’est très juste.
Magaly : Merci beaucoup Loïc.
Loïc Bonduelle : Merci beaucoup Magaly.